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mercredi, 30 mars 2011

Années 20 et 30: la droite de l'établissement francophone en Belgique, la littérature flamande et le "nationalisme de complémentarité"

Robert STEUCKERS :

 

Années 20 et 30 : la droite de l’établissement francophone en Belgique, la littérature flamande et le « nationalisme de complémentarité »

 

Le blocage politique actuel des institutions fédérales belges est l’aboutissement ultime d’une mécompréhension profonde entre les deux communautés linguistiques. En écrivant cela, nous avons bien conscience d’énoncer un lieu commun. Pourtant les lieux communs, jugés inintéressants parce que répétés à satiété, ont des racines comme tout autre phénomène social ou politique. Dans la Belgique du 19ème siècle et de la première moitié du 20ème, l’établissement se veut « sérieux » donc branché sur la langue française, perçue comme un excellent véhicule d’universalité et comme un bon instrument pour sortir de tout enlisement dans le vernaculaire, qui risquerait de rendre la Belgique « incompréhensible » au-delà de ses propres frontières exigües. Certes, les grands ténors de la littérature francophone belge de la fin du 19ème siècle, comme Charles De Coster et Camille Lemonnier, avaient plaidé pour l’inclusion d’éléments « raciques » dans la littérature romane de Belgique : De Coster « médiévalisait » et germanisait à dessein la langue romane de son « Tijl Uilenspiegel » et Lemonnier entendait peindre une réalité sociale avec l’acuité plastique de la peinture flamande (comme aussi, de son côté, Eugène Demolder) et truffait ses romans de mots et de tournures issus des parlers wallons ou borains pour se démarquer du parisianisme, au même titre que les Félibriges provençaux qui, eux, réhabilitaient l’héritage linguistique occitan. Ces concessions au vernaculaire seront le propre d’une époque révolue : celle d’une Belgique d’avant 1914, finalement plus tournée vers l’Allemagne que vers la France. La défaite de Guillaume II en 1918 implique tout à la fois une alliance militaire franco-belge, une imitation des modèles littéraires parisiens, l’expurgation de toute trace de vernaculaire (donc de wallon et de flamand) et une subordination de la littérature néerlandaise de Flandre à des canons « classiques », inspirés du Grand Siècle français (le 17ème) et détachés de tous les filons romantiques ou pseudo-romantiques d’inspiration plus germanique.

 

Le théoricien et l’historien le plus avisé du « style classique » sera Adrien de Meeüs, auteur d’un livre remarquablement bien écrit sur la question : « Le coup de force de 1660 » (Nouvelles Société d’éditions, Bruxelles, 1935). Cet ouvrage est un survol de la littérature française depuis 1660, année où, sous l’impulsion de Louis XIV, le pouvoir royal capétien décide de soutenir la littérature, le théâtre et la poésie et de lui conférer un style inégalé, qu’on appelle à imiter. La droite littéraire de l’établissement francophone belge va adopter, comme image de marque, ce « classicisme » qu’Adrien de Meeüs théorisera en 1935. Par voie de conséquence, pour les classicistes, seule la langue française exprime sans détours ce style issu du « Grand Siècle » et de la Cour de Louis XIV. Mais que faire de la littérature flamande, qui puisse aussi à d’autres sources, quand on est tout à la fois « classiciste » et partisan de l’unité nationale ? On va tenter de sauver la Flandre de l’emprise des esprits qui ne sont pas « classiques ». Antoine Fobe (1903-1987) et Charles d’Ydewalle (1901-1985) vont fonder à Gand des revues comme « Les Ailes qui s’ouvrent » et « L’Envolée », afin de défendre un certain classicisme (moins accentué que celui que préconisera de Meeüs) et les valeurs morales catholiques contre les dadaïstes flamands, campés comme appartenant à un « école de loustics et de déséquilibrés ».  Outre ces foucades contre une avant-garde, généralement « progressiste » sur le plan politique, les milieux francophones de Flandre, défenseurs de droite d’une unité belge de plus en plus contestée, ne s’intéressent en aucune façon à la production littéraire néerlandaise : comme si de hautes figures comme Herman Teirlinck ou le Hollandais « Multatuli » ne méritaient aucune attention. On évoque quelque fois une Flandre idéale ou pittoresque mais on ne lit jamais à fond les productions littéraires nouvelles de l’espace néerlandais, de haute gamme. La Flandre francophone et belgicaine pratique le « refoulement » de sa propre part flamande, écrit la philologue Cécile Vanderpelen-Diagre, dans une étude remarquable qui nous permet enfin de faire le tri dans une littérature catholique, de droite, francophone, qui a tenu en haleine nos compatriotes dans les années 20 et 30 mais a été « oubliée » depuis, vu les réflexes autoritaires, royalistes, nationalistes et parfois pré-rexistes ou carrément rexistes qu’elle recelait.

 

davignon120.jpgOr le contexte a rapidement changé après le Traité de Versailles, dont la Belgique sort largement dupée par les quatre grandes puissances (Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie), comme l’écrivait clairement Henri Davignon (photo ci-contre), dans son ouvrage « La première tourmente », consacré à ses activités diplomatiques en Angleterre pendant la première guerre mondiale. Après Versailles, nous avons Locarno (1925), qui éveille les espoirs d’une réconciliation généralisée en Europe. Ensuite, les accords militaires franco-belges sont de plus en plus contestés par les socialistes et les forces du mouvement flamand, puis, dans un deuxième temps, par le Roi et son état-major (qui critiquent l’immobilisme de la stratégie française marquée par Maginot) et, enfin, par les catholiques inquiets de la progression politique des gauches françaises. Tout cela suscite le désir de se redonner une originalité intellectuelle et littéraire marquée de « belgicismes », donc de « vernacularités » wallonne et flamande. L’univers littéraire de la droite catholique francophone va donc simultanément s’ouvrir, dès la fin des années 20, à la Flandre en tant que Flandre flamande et à la Wallonie dans toutes ses dimensions vernaculaires.

 

C’est Henri Davignon, l’homme installé come diplomate à Londres pendant la guerre de 1914-18, qui ouvrira la brèche : il est en effet le premier à vouloir faire glisser cette littérature francophone de Flandre et de Belgique d’un anti-flamandisme exaspéré au lendemain de la première guerre mondiale à une défense de toutes les identités collectives et régionales du royaume. Pour Davignon, que cite Cécile Vanderpelen-Diagre, il faut, en littérature, substituer au nationalisme unitaire —qui veut régenter les goûts au départ d’un seul éventail de critères esthétiques ou veut aligner les différences inhérentes aux régions du pays sur un et un seul modèle unificateur—  un nationalisme fait de complémentarités (les complémentarités propres aux particularismes raciques « germanique/flamand » et « roman/wallon », qu’ils soient généraux ou locaux). Dans ce cas, pour Davignon, les particularismes raciques ne seraient plus centrifuges mais centripètes. « La vigueur de la nation ne procède pas de l’unification des idiomes, des coutumes et des tempéraments » ; au contraire, « cette vigueur se renouvelle au contact de leurs diversités », écrit Davignon tout en ajoutant ce qu’il faut bien considérer comme une restriction qui nous ramène finalement à la case de départ : « quand une haute tradition et une pensée constructive président à leur adoption ». Quelle est-elle cette « haute tradition » ? Et cette « pensée constructive » ? Il est clair que cette haute tradition, dans le chef de Davignon, n’existe que dans l’usage de la langue française et dans l’imitation de certains modèles français. Et que la « pensée constructive » correspond à tous les efforts visant à maintenir l’unité nationale/étatique belge. Cependant, en dépit du contexte belge des années 20 et 30 du 20ème siècle, Henri Davignon énonce une vérité littéraire, très générale, extensible à la planète entière : l’intérêt pour le vernaculaire, toujours pluriel au sein d’un cadre national, quel qu’il soit, que ce soit en Allemagne ou en France (avec les Félibriges qui fascinaient tant les Flamands que les Francophones), ne saurait être un but en soi. Mais les vérités universelles —qui se profilent derrière tout vernaculaire, se cachent en ses recoins, en ses plis, et le justifient pour la pérennité—   ne sauraient exclusivement s’exprimer en une seule langue, a fortiori dans les zones d’intersection linguistique, et ne doivent jamais dépendre d’un projet politique somme toute rigide et toujours incapable d’assumer une diversité trop bigarrée. La « haute tradition » pourrait être finalement beaucoup de choses : un catholicisme audacieux (Barbey d’Aurevilly, Léon Bloy, Ernest Psichari, G. K. Chesterton, Carl Schmitt, Giovanni Papini, etc.), s’exprimant en français, en anglais, en allemand, en espagnol ou en italien ; une adhésion à la Tradition (Guénon, Evola, Coomaraswamy, Schuon, etc.) ;  une « transcendement » volontaire du cadre national trop étroit dans un mythe bourguignon (le « Grand Héritage » selon Luc Hommel) ou impérial ou, plus simplement, dans un idéal européen (chez un Drion du Chapois, où il se concentre dans une vaste zone médiane, lotharingienne et danubienne,  c’est-à-dire en Belgique, en Lorraine, en Rhénanie, en Suisse, dans le Bade-Wurtemberg, en Bavière et dans tout l’espace austro-hongrois, Italie du Nord comprise). Ces cadres, transcendant l’étroitesse d’une nation ressentie comme trop petite, permettent tout autant l’éclosion d’une « pensée constructive ».

 

Henri Davignon en reste là. C’était son point de vue, partagé par bien d’autres auteurs francophones restant en marge des événements littéraires néerlandais de Flandre ou des Pays-Bas.

 

pitj01.jpgL’aristocrate gantois Roger Kervyn de Marcke ten Driessche (né en 1896 - photo ci-contre) franchit un pas de plus dans ce glissement vers la reconnaissance de la diversité littéraire belge, issue de la diversité dialectale et linguistique du pays. Kervyn se veut « passeur » : l’élite belge, et donc son aristocratie, doit viser le bilinguisme parfait pour conserver son rôle dans la société à venir, souligne Cécile Vanderpelen-Diagre. Kervyn assume dès lors le rôle de « passeur » donc de traducteur ; il passera toutes les années 30 à traduire articles, essais et livres flamands pour la « Revue Belge » et pour les Editions Rex. On finit par considérer, dans la foulée de cette action individuelle d’un Gantois francophone, que le « monolinguisme est trahison ». Le terme est fort, bien sûr, mais, même si l’on fait abstraction du cadre étatique belge, avec ses institutions à l’époque très centralisées (le fédéralisme ne sera réalisé définitivement qu’au début des années 90 du 20ème siècle), peut-on saisir les dynamiques à l’œuvre dans l’espace entre Somme et Rhin, peut-on sonder les mentalités, en ne maniant qu’une et une seule panoplie d’outils linguistiques ? Non, bien évidemment. Néerlandais, français et allemand, avec toutes leurs variantes dialectales, s’avèrent nécessaires. Pour Cécile Vanderpelen-Diagre, le bel ouvrage de Charles d’Ydewalle, « Enfances en Flandre » (1935) ne décrit que les sentiments et les mœurs des francophones de Flandre, essentiellement de Bruges et de Gand. A ce titre, il ne participe pas du mouvement que Kervyn a voulu impulser. C’est exact. Et les humbles du menu peuple sont les grands absents du livre de d’Ydewalle, de même que les représentants de l’élite alternative qui se dressait dans les collèges catholiques et dans les cures rurales (Cyriel Verschaeve !). Il n’empêche qu’une bonne lecture d’ « Enfances en Flandre » de d’Ydewalle permettrait à des auteurs flamands, et surtout à des créateurs cinématographiques, de mieux camper bourgeois et francophones de Flandre dans leurs oeuvres. Ensuite, les notes de d’Ydewalle sur le passé de la terre flamande de César aux « Communiers », et sur le dialecte ouest-flamand qu’il défend avec chaleur, méritent amplement le détour. 

 

La démarche de Roger Kervyn et les réflexions générales d’Henri Davignon, sur la variété linguistique de l’espace Somme/Rhin nous forcent à analyser œuvres et auteurs où le télescopage entre réflexes flamands et wallons, flamands et rhénans, ardennais et « Eifeler » sont bien présents : songeons aux poèmes de Maurice Gauchez sur la Flandre occidentale, à ceux du Condrusien Gaston Compère sur le littoral flamand, au culte de l’espace Ardenne/Eifel chez le Pierre Nothomb d’après-guerre, à l’ouverture progressive du germanophobe maurassien Norbert Wallez à l’esprit rhénan et à la synthèse austro-habsbourgeoise (via les « Cahiers bleus » de Maeterlinck ?), à la présence allemande ou de thèmes allemands/rhénans/mosellans dans certains romans de Gaston Compère, ou, plus récemment, à la fascination exercée par Gottfried Benn sur un ponte de la littérature belge actuelle, Pierre Mertens ? Ou, côté allemand, à l’influence exercée par certains Liégeois sur l’éclosion du Cercle de Stefan George ? Côté flamand, la porosité est plus nette : ni la France ni l’Allemagne ne sont absentes, a fortiori ni les Pays-Bas ni la Scandinavie ni les Iles Britanniques.

 

Pour cerner la diversité littéraire de nos lieux, sans vouloir la surplomber d’un quelconque corset étatique qui finirait toujours par paraître artificiel, il faut plaider pour l’avènement d’une littérature comparée, spécifique de notre éventail d’espaces d’intersection, pour la multiplication des « passeurs » à la Kervyn, au-delà des criailleries politiciennes, au-delà d’une crise qui perdure, au-delà des cadres étatiques ou sub-étatiques qui, esthétiquement, ne signifient rien. Car, empressons-nous de l’ajouter, cela ne reviendrait pas à fabriquer du « fusionnisme » stérile mais à se démarquer des universalismes planétaires et médiatiques qui pétrifient notre pensée, nous arrachent à notre réel et font de nous de véritables « chiens de Pavlov », condamnés à répéter des slogans préfabriqués ou à aboyer des vociférations vengeresses, dès qu’un de ces dogmes ou un autre se verrait écorner par le simple principe de réalité. La France fait pareil : tandis que les médias sont alignés sur tous les poncifs du « politiquement correct », que Bernard Henri Lévy organise la guerre contre Kadhafi, au-delà de la présidence et de l’état-major des armées, les rayons des librairies de province et des supermarchés des petites bourgades croulent sous le poids des romans régionalistes, vernaculaires, réels, présentent les anciennes chroniques régionales et villageoises éditées par l’excellent M.-G. Micberth. L’an passé, on trouvait jusqu’aux plus reculés des villages franc-comtois des histoires de cette province, où l’on exaltait son passé bourguignon, espagnol et impérial, ou encore une solide biographie de Nicolas Perrenot de Granvelle, serviteur insigne de l’Empereur Charles-Quint. Cette année, on trouve trois nouveaux ouvrages sur le parler régional, sur les termes spécifiques des métiers artisanaux, agricoles et sylvicoles de la province et un lexique copieux de vocables dialectaux. Récolte analogue en Lorraine et en Savoie. Un signe des temps…  

 

Robert STEUCKERS.

(extrait d’un éventail de causeries sur les littérature et paralittérature belges, tenues au Mont-des-Cats, à Bruxelles, Liège, Douai, Genève, entre décembre 2007 et mars 2011).

 

Bibliographie :

 

Cécile VANDERPELEN-DIAGRE, Ecrire en Belgique sous le regard de Dieu, Ed. Complexe/CEGES, Bruxelles, 2004.

 

Cet ouvrage a été recensé et commenté à plusieurs reprises dans nos cercles. La recension définitive paraitra prochainement sur le site http://euro-synergies.hautetfort.com/     

 

Seront également consultés lors de futurs séminaires :

 

Textyles, revue des lettres belges de langue française, n°24, 2004, « Une Europe en miniature ? », Dossier dirigé par Hans-Joachim Lope & Hubert Roland.

 

Die horen – Zeitschrift für Literatur, Kunst und Kritik, Nr. 150,1988, « Belgien : Ein Land auf der Suche nach sich selbst » - Texte & Zeichen aus drei Sprachregionen. Zusammengestellt von Heinz Schneeweiss.  

 

jeudi, 28 octobre 2010

"Porte Louise", par Christopher Gérard

« Porte Louise » par Christopher Gérard

 

portelouise.pngEx: http://www.polemia.com/

L’auteur a publié deux romans, Le songe d’Empédocle (2003) et Maugis (2005), dont Pol Vandromme a dit qu’ils étaient écrits « à contre-mode de la platitude littéraire d’aujourd’hui », un essai, La source pérenne (2007), « défense et illustration du polythéisme » (Marcel Conche), et un récit, Aux armes de Bruxelles (2009), « délicieuse flânerie dans un haut lieu de la civilisation du Saint-Empire » (Bruno de Cessole).

C’est encore dans la capitale belge, où il existe bien une avenue et une Porte Louise, que se situe le nouveau roman de Christopher Gérard. Son personnage principal est une femme de 51 ans, professeur, justement prénommée Louise, qui, après trente-huit ans passés à Dublin, revient à Bruxelles, sa ville natale, pour essayer de comprendre pourquoi son père y a été assassiné de trois coups de feu dans la nuit du 1er novembre 1972. Irlandais installé à Bruxelles, celui-ci, selon la police, frayait avec le grand banditisme et aurait été victime d’un règlement de compte. Mais pour sa fille qui demeure inconsolable, ce meurtre reste mystérieux et c’est pour essayer de découvrir la vérité et de « voir clair dans son passé » qu’elle revient sur les lieux du crime.

Au fil des pages de ce récit joliment et subtilement mené, nous découvrons Charlie, le père de Louise, qui, pendant la Deuxième Guerre mondiale, a vécu à Berlin où il enseignait l’anglais à l’université et animait des émissions de radio en gaélique. Dans la capitale du IIIe Reich, il a fréquenté l’entourage de Von Ribbentrop et rencontré Céline qui lui a offert un exemplaire du Voyage au bout de la nuit avec cette dédicace : « A mon frère Celte, l’énigmatique Charles ». De fait, les énigmes sur sa vie au cours de cette période sont nombreuses : que faisait-il vraiment à Berlin ? Fut-il, de 1942 à 1944, le chef de la section irlandaise de l’Abwehr ? Comment a-t-il pu quitter l’Allemagne après la chute de la capitale du IIIe Reich ? S’est-il plus tard rendu en RDA et a-t-il travaillé pour la Stasi ? Autant d’interrogations qui rendent Louise encore plus perplexe lorsqu’un Français membre de la Commission européenne lui apprend que son père a organisé un trafic d’armes pour l’IRA, via la Tchécoslovaquie. L’hypothèse de son assassinat par le KGB l’effleure un moment, mais son interlocuteur penche plutôt pour les services secrets anglais, ce que dément formellement un ancien responsable de l’Intelligence Service, Lord Pakenham. Celui-ci révèle en revanche à Louise que lui et son père ont envisagé de faire signer un traité de paix entre Allemands et Alliés après la disparition du Führer. Le distingué « Lord of the Spies » lui avoue toutefois que Charlie a été un agent des services secrets de la République d’Irlande chargé de surveiller l’IRA, ses trafics d’armes et ses contacts avec le régime nazi…

Après l’effondrement du régime hitlérien, Charlie réussit à passer en Suisse, puis regagna l’Irlande, avant de se lancer dans les affaires et de s’installer à Bruxelles. Cela ne l’empêcha pas de reprendre ses activités d’agent double au service du gouvernement de Dublin et de l’IRA. Envoyé par cette dernière à Berlin pour obtenir des armes il eut pour « honorable correspondant » un ancien collaborateur de Von Ribbentrop, devenu colonel dans la Stasi et spécialiste des affaires irlandaises…

Outre les deux principaux protagonistes du livre, Charlie et Louise, un troisième personnage occupe une place importante dans le roman. C’est le mari de Louise, l’écrivain Liam O’Reilly, celui qu’elle appelle le « cher vieux druide », fidèle aux « anciens Dieux » et à « l’Ancienne Religion des feux et des purifications, des festins et des poèmes, de l’hydromel ambré dans les coupes, du saumon sacré… » Elle lui adresse régulièrement de longues missives qui sont comme le journal de bord de son enquête.

Si, grâce à ses multiples interlocuteurs, Louise a pu retracer le parcours « ondoyant et divers » de Charlie, elle n’a pas réussi à savoir par qui et pourquoi son père a été assassiné. Une dernière tentative lui permettra-t-elle de lever le mystère ? On laissera au lecteur le soin de découvrir le dénouement de cette « ténébreuse affaire ».

En toile de fond de l’enquête de Louise et de l’existence de Charlie, Bruxelles, cette « ville improbable et attachante », apparaît comme le cœur et l’âme du roman. Tout au long des cinq chapitres qui portent chacun le nom d’une rue ou d’une place bruxelloise, on passe de l’avenue de la Toison d’or à la chaussée de Charleroi, de la porte de Namur au passage du Nord, de la rue de l’Arbre-bénit à la place de Brouckère… La quête du père et de l’identité que poursuit Louise est en effet inséparable de ses déambulations dans la capitale belge. Celle-ci a beaucoup changé, certains de ses quartiers ont disparu, d’autres se sont complètement transformés, ressemblent désormais au Bronx ou sont en voie de « créolisation accélérée » ; la population de souche est parfois minoritaire et, dans le centre-ville, on croise désormais des « mahométanes en foulard ».

Porte Louise est un roman d’espionnage plus proche de ceux de John Le Carré ou de Vladimir Volkoff que de ceux de Gérard de Villiers ou de Ian Fleming. Mais en le lisant c’est surtout au film d’Éric Rohmer, Triple Agent, que nous avons songé, éprouvant le même plaisir à la lecture de l’un qu’au visionnage de l’autre. Comme l’écriture cinématographique de Rohmer, la langue de Christopher Gérard est élégante, concise et précise. Mais il écrit aussi avec gourmandise lorsqu’il évoque une dégustation de charcuterie du Sud-Ouest arrosée de « deux fillettes de Chinon frais, légèrement fumé […] doux comme du lait » ou, dans un restaurant libanais, un plateau de mezzés avec son « hachis vinaigré de persil, d’oignons et de tomates, [son] onctueuse purée de pois chiches et [son] caviar d’aubergine au goût fumé ». Ce fin gourmet lettré n’est pas non plus dénué d’humour : tel Alfred Hitchock dans ses films, l’auteur apparaît au détour d’une page de son livre et n’hésite pas à appeler Parvulesco le commissaire européen qui officie à Bruxelles… Ici encore, jeu de miroir littérature-cinéma et clin d’œil aux happy few puisque ceux-ci n’ignorent pas que le romancier et essayiste Jean Parvulesco apparaît notamment dans le film de Jean-Luc Godard A bout de souffle sous les traits de Jean- Pierre Melville, et en personne dans L'Arbre, le maire et la médiathèque d’Éric Rohmer.

Ce roman à la fois nostalgique et allègre, où des personnages captivants traversent le labyrinthe d’une ville et de l’Histoire, est un régal pour les amoureux de vraie littérature. A la manière du « Bien joué, Callaghan », expression utilisée à plusieurs reprises dans le livre et probablement empruntée à Peter Cheney, disons pour conclure « Bien joué, Gérard » !

Didier Marc
13/10/2010

Correspondance Polémia – 21/10/2010

mardi, 15 décembre 2009

Georges Simenon, l'incompreso di successo

simenon3tm7.jpgGeorges Simenon, l’incompreso di successo

Roberto Alfatti Appetiti
Dal mensile Area, febbraio 2003.

Il prossimo 13 febbraio saranno trascorsi cento anni dalla nascita del narratore belga (Liegi, 13 febbraio 1903), anzi per dirla con Gide del «più grande romanziere della letteratura francese contemporanea».
Sì, francese. Perché Simenon ritenne sempre la Francia sua nazione di appartenenza, anche se dai francesi fu a lungo considerato, con pervicace sufficienza, come uno scrittore commerciale o, nel migliore dei casi, come un “giallista”, la cui vastissima popolarità era da ritenersi esclusivamente legata alla creazione del personaggio del commissario di polizia Jules Maigret, piuttosto che rappresentare un giusto riconoscimento alla sua qualità di scrittore.

Apprezzato da molti colleghi, rimangono memorabili gli entusiastici giudizi tributatigli da Hemingway, «se siete bloccati dalla pioggia mentre siete accampati nel cuore dell’Africa, non c’è niente di meglio che leggere Simenon, con lui non m’importava di quanto sarebbe durata», di Mauriac, «l’arte di Simenon è di una bellezza quasi intollerabile» e persino di Céline, che pure non era tenero verso i suoi contemporanei.

Ciò nonostante Simenon ha vissuto tutta la sua vita in una specie di purgatorio letterario, stretto tra i giudizi severi di una critica che, non perdonandogli di aver offerto il suo talento ad un genere minore quale quello noir, gli ha negato di varcare le soglie dell’Accademia, e un pubblico che ha divorato i suoi libri alla stessa frenetica velocità con cui lui li ha scritti.

Eppure non rinnegò mai Maigret, anche perché il commissario gli aveva procurato, insieme con la ricchezza, la possibilità di dedicarsi a tempo pieno alla scrittura, cui si applicò con passione, determinazione e una certa maniacale disciplina. Tutte le mattine si metteva al lavoro all’alba, armato di venti matite ben temperate e dodici pipe, la cui comune utilità era favorire la concentrazione ed evitare inopportune interruzioni.

L’importante era raccontare la storia tutto d’un fiato, senza stucchevoli formalismi. Si vantava di aver usato in tutto non più di duemila parole per scrivere i suoi libri. «Se c’è una bella frase, la taglio» rispondeva seccamente a chi ne criticava la scrittura troppo asciutta ed essenziale, e aggiungeva: «io sono un artigiano e ho bisogno di lavorare con le mie mani. Mi piacerebbe intagliare i miei romanzi in un pezzo di legno».

Un personaggio bizzarro, del quale diversi erano gli aspetti che rendevano diffidenti gli opinion makers.
 
L’esuberanza, per non dire la stravaganza, del suo carattere anticonformista, niente affatto incline a sottostare alle regole non scritte dei salotti letterari parigini, cui non faceva mistero di preferire la mondanità, la strada e le prostitute, e il vitalismo erotico, che lo portò ad amare circa diecimila donne. «Ho cominciato presto», replicava con falsa modestia a chi gli contestava l’improbabile numero.

Di certo scontò la sua scarsa considerazione per la politica ed i politici, «piccoli uomini malati di vanità», ed in particolar modo per quelli di sinistra. «E’ più interessante un vagabondo di un grande uomo perché un vagabondo è un uomo che può vivere con se stesso senza bisogno delle apparenze», amava ripetere.

Infastidivano le sue contraddizioni, i contratti miliardari con editori importanti, il suo ostentato gusto per il lusso, il fatto che prima di ritirarsi in una piccola baia in Svizzera negli anni precedenti alla morte, arrivata il 4 settembre 1989, vivesse in una grande villa circondato da una corte sterminata di servitori.

Qualcuno, probabilmente, non smise di rimproverare allo scrittore di aver accettato, appena arrivato a Parigi nel 1922, un impiego come segretario presso Binet-Valmer, figura di spicco della destra parigina, prestandosi a svolgere in realtà l’attività di tuttofare per una lega d’estrema destra, prima di passare ad un vero lavoro di segreteria presso il marchese de Tracy, ricco aristocratico della stessa area politica.

Il periodo peggiore per Simenon arrivò con la seconda guerra mondiale, quando venne accusato di collaborazionismo con i nazisti e costretto ad una specie di esilio, seppur volontario, negli Stati Uniti, dove rimase dieci anni, e in Svizzera.

La “colpa” di Simenon, ha scritto Bernardi Guardi, è stata «di non aver fatto la Resistenza […] di aver avuto amici collaborazionisti tra artisti e scrittori […] e di non aver detto di no ai tedeschi quando si era trattato di vendere i diritti per produzioni cinematografiche, di pubblicare libri, di far parte di giurie di premi letterari un po’ sospetti». Suo fratello, scrive ancora Bernardi Guardi, «si era addirittura arruolato nelle file dei rexisti, i fascisti belgi di Degrelle ». Ed infatti l’analoga accusa di essere un collabos venne rivolta al fratello Christian, cui però toccò una sorte ben peggiore. Per sfuggire ad una condanna a morte in contumacia per collaborazionismo, Christian Simenon si era arruolato nella Legione Straniera con lo pseudonimo di Christian Renaud, su consiglio del fratello Georges, e in pochi mesi si era conquistato il grado di caporale. Il 31 ottobre 1947 venne ucciso in una imboscata a That Khe et Dong Kue mentre svolgeva un servizio di perlustrazione.

Lo stesso Georges continuò ad avere seri problemi in patria, il suo paese «gli fece male», parafrasando l’espressione di un altro grande scrittore e poeta francese, Robert Brasillach, che la Francia gollista assassinò barbaramente, dopo un processo farsa, il 6 febbraio del 1945. Nel 1949 venne vietato a Simenon di tenere conferenze e di pubblicare i suoi libri in Francia a causa del suo passato politico.

Ma la vera passione di Simenon non era la politica, bensì il giornalismo e la letteratura, che per lui erano non soltanto due mestieri, ma formidabili strumenti di rappresentazione di quel popolo che tanto lo affascinava.
Prima ancora di trasferirsi a Parigi aveva lavorato per tre anni, giovanissimo, nell’ultraconservatore quotidiano la Gazzetta di Liegi, imparando i rudimenti del mestiere. Il suo giornalismo parigino non era quello impegnato, pretenzioso e militante di tanti suoi coetanei, ma quello della cronaca nera, delle serate trascorse in giro, passate a bere nelle brasserie e nei locali notturni e nelle caserme della capitale a raccogliere informazioni, di una Parigi vissuta pienamente e intimamente e poi magnificamente restituita in tutto il suo fascino nei suoi romanzi, molti dei quali scritti lontano dalla capitale francese, ma sempre nitida e coerente nelle descrizioni di Simenon.

Una confidenza, quella dello scrittore con Parigi, acquisita dall’intensa frequentazione delle sue strade, di tutti i suoi quartieri, compresi quelli malfamati. Il giovane Simenon, infatti, era divorato dalla voglia di vivere sopra le righe e dentro le righe, per mantenersi scriveva racconti popolari e novelle per giornali e settimanali, centinaia in pochi anni, alternando pubblicazioni su giornali più autorevoli come Il Matin a riviste disimpegnate come Le Merle blanc.

Il suo primo libro è del 1927, Il romanzo di una dattilografa, ma l’evento più importante della sua vita letteraria è rappresentato dalla pubblicazione a puntate, nel 1930, sul settimanale Ric et Rac dell’editore Fayard, di Pietro il Lettone, la storia che vide la prima “apparizione” del Commissario Jules Maigret.

Inizia così una lunghissima serie poliziesca che conterà settantacinque romanzi e ventotto racconti per un totale di quarantadue anni di inchieste, ovvero sino al 1972, quando Simenon decise di pensionare quel “vecchio amico” del Commissario, così diverso dal suo creatore. Maigret è monogamo, fedele a sua moglie, un sobrio e solerte burocrate ben saldo nel suo ufficio in Quai des Orfevres, in place Dauphine, attento e minuzioso indagatore dell’animo umano ancora prima che investigatore di polizia. Simenon è irrequieto, geniale, immorale, apertamente poligamo, è un demolitore delle rispettabilità borghese, pur senza mai esprimere un giudizio di condanna, ma anzi schierandosi sempre e senza tentennamenti con i suoi personaggi, non mancando di sottolineare l’irrazionalità che mina le strutture della vita sociale ed individuale. Georges e Jules hanno in comune solo la loro umanità e una regola inderogabile, cui entrambi rimarranno fedeli: «comprendere, capire e mai giudicare».

La sua produzione complessiva è sterminata, tra le più monumentali della letteratura mondiale: circa quattrocento romanzi e circa un migliaio di racconti tra quelli firmati con il suo nome e con pseudonimi vari. La popolarità, internazionale, è amplificata negli anni dalle numerose trasposizioni televisive e cinematografiche delle sue opere, che daranno al celebre commissario il volto italiano dell’attore Gino Cervi, ritenuto «il miglior Migret possibile» dallo stesso Simenon.

I luoghi dove sono ambientate le sue storie sono sempre suggestivi, sia che si tratti di Parigi che della provincia francese, della quale riesce magistralmente ad evocare l’atmosfera stagnante e misteriosa anche quando non conosce personalmente i luoghi, come ammette egli stesso nella premessa a Il borgomastro di Furnes: «non conosco Furnes, non ne conosco il borgomastro, né gli abitanti». Eppure la descrizione del borgo fiammingo è quanto mai autentica, forse persino più dell’originale.

I suoi indimenticabili personaggi, quasi tutti fortemente autobiografici, sono intenti a dipanare il grande conflitto della vita, alle prese con i mutamenti repentini che spesso le circostanze presentano agli uomini di ogni ceto sociale, fosse anche la borghesia, che per sua natura dovrebbe essere la classe più solida, meno esposta agli imprevisti del destino. Non a caso molte storie hanno per protagonisti proprio uomini affermati, quel «ceto medio più o meno colto, che dà al nostro paese funzionari, medici, avvocati, magistrati e spesso anche deputati, senatori e ministri». Eppure basta un piccolo episodio, apparentemente poco importante, per stravolgere il corso delle loro vite e far sì che essi perdano irrimediabilmente certezze e valori di riferimento. I personaggi di Simenon non sono dei perdenti, lo sono solo apparentemente, per loro la sconfitta è soprattutto consapevolezza, rivelazione, verità. Vivono la vita come fosse una lunga trance, che può essere interrotta in qualsiasi momento, improvvisamente, dall’irruzione irreversibile dell’amore, del dolore, della morte.

Può essere sufficiente anche un tracollo finanziario a sconvolgere un’esistenza tranquilla, come accade a Kees Popinga, il protagonista de L’uomo che guardava passare i treni, che da onest’uomo e buon padre di famiglia si trasforma in un assassino senza scrupoli. Oppure la circostanza può essere offerta da un omicidio, come nel caso dell’avvocato alcolista Hector Loursat, «un orso di quarant’anni sciatto e trasandato rintanato in casa come un animale ferito», cui è necessario che un delitto venga consumato in casa propria da sconosciuti (o meglio da Intrusi come si intitola il romanzo) per uscire dalla solitudine e tornare a guardarsi attorno, riscoprire lentamente il gusto della propria professione, come dopo un lungo sonno.

E’ emblematico allo stesso modo l’atteggiamento del protagonista di Lettera al mio giudice. Alavoine è un medico, un uomo dalla vita normale, sino a quando nella sua vita entra una ragazza «minuta, pallida, arrampicata sui tacchi». Si amano, ma lui sente di amarla troppo, infine la uccide. Nella lettera che scrive al suo giudice non si discolpa, non si giustifica, chiede solo di «essere capito». Così conclude la sua confessione: «Siamo arrivati sin dove abbiamo potuto. Abbiamo fatto tutto quello che potevamo. Abbiamo voluto l’amore nella sua totalità. Addio signor giudice». Alavoine sente di obbedire ad una legge che non è quella degli uomini ma la sua personale, una legge che egli stesso non conosceva, né di cui avrebbe potuto immaginarne l’esistenza, che non si trova sui codici, che per questo non può essere condannata, ma solo capita e compresa.
E proprio interrogandoci sulle ragioni del lungo cammino in salita che questo grande scrittore ha dovuto percorrere prima di entrare, a pieno titolo, nel pantheon della letteratura mondiale, probabilmente dobbiamo dare ragione ad Hemingway: «Mi sentii solidale con lui durante i suoi incontri con l’idiozia e con il Quai des Orfèvres, e provai grande soddisfazione per la sua sagacia e per la sua reale comprensione dei francesi, impresa che solo uno della sua nazionalità poteva compiere, dato che qualche legge oscura impedisce ai francesi di comprendere se stessi sous peine des travaux forcés à la perpétuité…». Sotto pena dei lavori forzati a vita.
(Vero all’alba, Mondadori 1999).

vendredi, 30 octobre 2009

Les "Ailleurs" d'Henri Michaux

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1998

Les Ailleurs d'Henri Michaux

 

Sous le titre Les Ailleurs d'Henri Michaux, la revue belge Sources  a publié les actes d'un colloque consacré au grand poète à Namur en 1995. Des nombreuses interventions, nous citerons un passage de Sylviane Gora; intitulée «Henri Michaux: sur la Voie orientale»: «Ce par quoi Michaux va être fasciné, d'une manière indiscutable, est cette possibilité pour un Oriental d'accepter et d'assumer tout sentiment d'incomplétude de soi. Michaux se détourne de la civilisation judéo-chrétienne dans laquelle il se sent si mal, s'expatrie au moins le temps d'un voyage, s'exile vers des pays autres, pays différents qui ne considèrent pas forcément la Raison comme une faculté universelle, qui font voler en éclats le principe d'identité et d'unité du sujet. L'Occidental décentré va trouver une autre orientation en Orient. Plusieurs principes spirituels ou principes philosophiques vont, dans une certaine mesure, le fasciner ou le séduire. Mais ces éléments vont ou non se couler subtilement dans son œuvre littéraire et picturale pour former ce fameux “alliage” dont parlait René Bertelé. Mais au fait, de quel Orient s' agit-il, de quelle religion en l'occurrence: le bouddhisme chinois ou tibétain, le taoïsme, le shintoïsme, etc.? De quelle peinture orientale s'agit-il? Ne risque-t-on pas de ressasser de belles généralités en tentant de la sorte de pointer du doigt tel ou tel aspect typiquement oriental chez Michaux? Ceci est beaucoup plus qu'une précaution oratoire. A mes yeux, le piège est réel. La seule manière de s'en sortir est de signaler, çà et là, et dans les limites de cette étude, d'étranges et de troublants accords entre cet Occidental par force et cet Orient à la fois réel et mythique. Ce que l'on peut dire, sans trop se tromper je crois, c'est que Michaux a été fasciné par l'art oriental (la peinture et la musique) ainsi que par la religion orientale, en particulier par la pensée hindoue en raison de son caractère foncièrement prométhéen. Dans sa longue quête de la connaissance, Michaux a été attiré par cette manière dont les Hindous considèrent la perte. Il constate en lui cette béance ontologique qui, dans le cadre européen, est perçue comme une faiblesse difficilement réparable. Il va être étonné par le renversement de perspective qu'opèrent les Orientaux dans ce domaine. Lui, le dépouillé, le pauvre hère, le désorienté va considérer la souffrance et le dépouillement de l'être comme des éléments nécessaires, vitaux, révélateurs de la condition humaine, en premier lieu parce que ces éléments donnent à l'être une conscience corporelle. François Trotet, dans «Henri Michaux ou la sagesse du vide», démontre combien la souffrance, notion centrale dans le bouddhisme, à la fois physique et intérieure chez le poète, est utile car elle permet à l'être d'acquérir une conscience corporelle dégagée de tout dualisme». A signaler aussi les bons textes de Jean-Luc Steinmetz («Le démon de Henri Michaux») et de Madeleine Fondo-Valette («Michaux lecteur des mystiques») (J. de BUSSAC).

 

Les ailleurs de Henri Michaux, Sources, Maison de la Poésie, (rue Fumal 28, B-5000 Namur),1996, 250 pages, 100 FF.

jeudi, 17 septembre 2009

Trois études allemandes sur Henri Michaux

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1998

 

 

Robert Steuckers:

 

Trois études allemandes sur Henri Michaux

 

 

 

Henri Michaux (1): Un barbare en voyage

 

Dans une collection dirigée par l’écrivain allemand Hans Magnus Enzensberger et publiée chez Eichborn à Francfort, nous avons trouvé une traduction de Henri Michaux, Ein Barbar auf Reisen  (= Un barbare en voyage), où l’écrivain né à Namur découvre à 30 ans, à une époque où les nuées de touristes chamarrés et ventripotents ne souillaient pas encore les paysages, l’Inde, la Chine, l’Equateur, Bali, etc. Michaux explique comment il a accepté et assimilé en lui cette découverte des Autres, comment il a été fasciné, sans cultiver le moindre esprit missionnaire, par leur altérité. Michaux est un “barbare” pour ces Indiens et ces Chinois: il ne se convertira pas à leurs mœurs, il ne les imitera pas de manière grotesque comme certains touristes ou certains enthousiastes se piquant de modes ou de philosophies orientales, il restera lui-même, tou­t en admirant leur culture authentique. Un message impor­tant à l’heure où Européens comme Asiatiques sont sommés de s’aligner sur l’étroitesse mentale des parvenus de la middle class  new-yorkaise, sous peine d’être ratatinés sous un tapis de bombes comme les enfants de Hambourg en 1943, comme ceux de Bagdad en 1991 (Ein Barbar auf Reisen, 384 p., ISBN 3-8218-4161-3, DM 49,50, Eichborn Verlag, Kaiser­strasse 66, D-60.329 Frankfurt a. M., http://www.eichborn.de).

 

Henri Michaux (2): Mescaline

 

Comme Ernst Jünger, Michaux, qui était poète et peintre («Je peins comme j’écris», a-t-il dit en 1959), a fait l’expérience d’une drogue, la mescaline, mais sous contrôle médical, entre 1954 et 1959. L’objectif de cette expérience était d’élargir les limites de la perception et de la conscience. Il en a découlé deux séries de dessins: les dessins dits de la mescaline, puis, entre 1966 et 1969, les dessins dits d’après la mescaline, en d’autres mots, les “dessins de la désagrégation”. Pour Mi­chaux, l’expérience de la mescaline lui a servi à réorienter sa conscience, à expérimenter l’élasticité de l’espace et du temps, etc. Peter Weibel, Victoria Combalia et Jean-Jacques Lebel accompagnent la nouvelle édition allemande de ces dessins, parue au “Verlag der Buchhandlung Walther König” de Cologne (Henri Michaux, Meskalin, 170 ill., ISBN 3-88375-329-7, Verlag der Buchhandlung Walther König, Ehrenstrasse 4, D-50.672 Köln).

 

Henri Michaux (3): Drogues, langues et écritures

 

Décidément, l’édition allemande prépare bien le prochain centenaire de Henri Michaux, né en 1899. A noter également, chez l’éditeur Droschl à Graz en Autriche, deux versions alle­mandes d’œuvres de Michaux: Erkenntnis durch Ab­grü­n­de, le dernier des ouvrages de Michaux sur l’expérien­ce des dro­gues, où l’“arrêt” , la “catatonie”, est la préoccupation majeure du poète; Von Sprachen und Schriften, où Michaux se de­mande si le langage est apte à exprimer les situations extrê­mes, l’expérience des catastrophes, de la folie, le cas des en­fants sauvages découverts en forêt et qui ont une telle expé­rien­ce de l’immédiateté des choses naturelles. Car Michaux veut instituer une langue véritablement vivante, qui ne sert pas seulement à communiquer des rapports secs, mais puisse transmettre la vitalité, les sentiments réels dans toute leur complexité, les situations avec tout ce qu’elles impliquent comme relations parallèles (H. M., Erkenntnis durch Abgrün­de, öS 300 ou DM 44; Von Sprachen und Schriften, öS 150 ou DM 22; Literaturverlag Droschl, Albertstrasse 18, A-8010 Graz; e-mail: droschl@gewi.kfunigraz.ac.at)

 

lundi, 31 août 2009

Bulletin célinien: spécial Pol Vandromme

Le Bulletin célinien

Sortie du Bulletin célinien n° 311, septembre 2009,

numéro spécial consacré à Pol Vandromme (1927-2009)

Au sommaire :
* Marc Laudelout :
Bloc-notes
* Jacques Aboucaya : Un spadassin des lettres
* Christian Dedet : Le plus germanopratin des grands écrivains belges
* Jean-Baptiste Baronian : Pol Vandromme : au bonheur des humeuristes
* Marc Laudelout : Entretien avec Pol Vandromme
* Marc Hanrez : Pol
* Bouquet d'hommages à Pol
(Jean Bourdier, François Cérésa, Christian Authier, Laurent Dandrieu, Michel Mourlet, Pascal Manuel Heu, Frédéric Saenen, Christopher Gérard)
* Frédéric Vitoux : Hommage à Pol Vandromme



Hommage à Pol Vandromme

Le Bulletin célinien n°311, Septembre 2009 : Quoi de plus naturel que de rendre hommage à Pol Vandromme qui nous a quittés au printemps ? Il fut l’un des premiers à signer une monographie sur Céline auquel il consacra, par ailleurs, trois autres essais que j’ai édités jadis sous l’égide de La Revue célinienne. Le premier, Robert Le Vigan, compagnon et personnage de L.-F. Céline, parut en 1980. Pol avait alors l’âge que j’ai aujourd’hui. Que l’on m’autorise cette confidence personnelle : le jeune homme que j’étais fut à la fois éberlué et ébloui de se voir proposer par ce grand critique l’édition de son prochain livre. Perplexe aussi car il ne connaissait alors rien à l’édition. Sans doute l’auteur ne fut-il pas mécontent de son éditeur néophyte puisqu’il lui confia le soin d’éditer deux autres livres sur le même sujet : Du côté de Céline, Lili (le premier livre consacré à Lucette) et Marcel, Roger et Ferdinand (sur les relations croisées entre Marcel Aymé, Roger Nimier et Céline). Devaient suivre un livre sur Brassens, un pastiche (célinien), deux pamphlets politiques et la réédition de son unique roman, Un été acide. Oui, Pol est le seul auteur dont j’ai édité huit livres !

Ce fut le début d’une belle amitié qui se manifestait surtout par de longues conversations téléphoniques : Pol Vandromme aimait à me lire des pages de son prochain livre ou commenter l’actualité. Le plus exaltant pour moi était de l’entendre évoquer l’histoire littéraire ou politique de l’avant-guerre à aujourd’hui. Son immense culture et son goût littéraire très sûr avaient assurément de quoi fasciner le béjaune de trente ans son cadet.

Dès le début de sa vie journalistique, Vandromme défendit Céline écrivain. Vint, quelques années plus tard, ce petit essai paru dans une collection consacrée aux « classiques du XXe siècle ». « Quelle était en 1963 la situation de Céline ? », se rappelait-il. « En gros, celle-ci, auprès de l’opinion dominante : ce ne pouvait être un grand écrivain parce que c’était un salaud. Quand Céline fut pris en charge par les glossateurs universitaires qui l’admiraient en linguistes pédants, on recourut au subterfuge d’un manichéisme spécieux : il ne cessait pas d’être un salaud, mais on consentait à reconnaître qu’il ne l’avait pas toujours été, du moins dans son œuvre. Il y avait donc le bon Céline, celui du Voyage et de Mort à crédit, et le mauvais, celui de Bagatelles pour un massacre et de L’École des cadavres. » Précisément, sur ces écrits appelés improprement « pamphlets », Pol donna, la même année, une interprétation originale aux « Cahiers de l’Herne » créés par Dominique de Roux (1).

Celui-ci affirmait qu’il n’existe que trois catégories de critiques : ceux qui ne savent pas lire, ceux qui ne savent pas écrire, et ceux qui ne savent ni lire ni écrire. Pol Vandromme, lui, appartenait à la quatrième : ceux qui savent à la fois lire et écrire. Il nous laisse une impressionnante somme d’essais où l’analyse littéraire prédomine. Mais il est aussi l’auteur de livres plus personnels comme ses souvenirs de jeunesse, puis de journaliste, et des évocations, souvent lyriques, de ce pays hennuyer qu’il a tant aimé (2).
Que ce numéro du BC à lui entièrement consacré suscite le désir de découvrir son œuvre vaste et multiple. Elle le mérite assurément.

Marc Laudelout

Notes
1. « L’esprit des pamphlets », L’Herne, n° 3, 1963, pp. 272-276.
2. À ceux qui ne connaissent pas cette partie de son œuvre, il faut conseiller la lecture d’Une mémoire de Wallonie. Mon pays d’hier à demain (Éditions Racine, 1996), Bivouacs d’un hussard (La Table ronde, 2002), Un garçon d’autrefois. Souvenirs de jeunesse (Éditions du Rocher, 2003) et Libre parcours (Éditions du Rocher, 2005).




Le Bulletin célinien
BP 70

B1000 Bruxelles 22.


Ce numéro, entièrement consacré à Pol Vandromme, 6 €
Chèque à l’ordre de M. Laudelout.

mardi, 09 juin 2009

Pol Vandromme, passeur de lettres

Pol Vandromme, passeur des lettres

Christian Authier - http://www.lefigaro.fr/


Pol Vandromme. Crédits photo : Benoite FANTON/Opale

Pol Vandromme.

DISPARITION

L'écrivain et critique belge s'est éteint le 28 mai à l'âge de 82 ans. Il laisse une œuvre abondante qui ne cessa de célébrer les irréguliers de la littérature.

Né à Charleroi en 1927, Pol Vandromme s'est vite tourné vers un « journalisme de minorité » qui sera son inconfort mais aussi sa sauvegarde. Il préférera toujours le drapeau noir des copains d'abord aux laissez-passer du conformisme. Vandromme va devenir écrivain dans le sillage des hussards. C'est d'ailleurs à ces derniers et à leurs maîtres qu'il consacre ses premiers livres, essais racés défrichant le paysage d'une littérature qui privilégie le style aux idées. « On n'a pas une passion pour la littérature si l'on n'en a pas une pour les écrivains  », écrivait-il dans Bivouacs d'un hussard, livre de souvenirs paru en 2002.

Toute l'œuvre de celui qui se définissait comme un « citoyen de littérature française » ne cessera d'explorer cette passion avec un enthousiasme sans cesse renou­velé. « On quittait la république de Sartre et de Camus pour la monarchie de Fargue et de Larbaud. Kléber Haedens accueillait sur la voie royale Blondin et Vialatte. L'ennui déguerpissait, Toulet revenait en Arles où sont les Alyscamps. C'était le nouveau printemps de la littérature.  » Années 1950 : contre le magistère moral d'humanistes staliniens, Vandromme ébauche les frontières sans droits de douane d'une droite littéraire qu'il qualifie joliment de « buisson­nière » en clin d'œil à Blondin. Ses chers hussards y tiennent leur place, mais aussi le dandy rouge Roger Vailland ou la jeune Françoise Sagan.

Attentif aux jeunes talents

Il ne quittera que rarement son rôle de passeur des lettres (un seul roman, Un été acide, en 1990), même si Brel, Brassens ou Tintin prennent place dans le panthéon sans cérémonial de cet infatigable intercesseur. Il signera nombre de pastiches, libelles ou pamphlets, tel le jubilatoire Malraux : du farfelu au mirobolant. Ses essais consacrés à Céline, Simenon, Nimier, Déon, Marceau, Mohrt ou Jacques Perret sont des modèles du genre, mais le critique savait aussi rester attentif aux jeunes talents.

Trop pudique pour avancer à découvert, trop généreux pour taire ses admirations, Pol Vandromme a fait des écrivains ses confidents et ses relais : « À la vie jouée du théâtre, ils préfèrent la vie vécue du quotidien ; aux fureurs collectives, la lenteur et la patience d'une éducation séculaire ; aux songes messianiques les mots de passe de leurs rêves sans arrogance. »

mardi, 21 avril 2009

"Cette gaieté paradoxale et prodigieuse"

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« Cette gaieté paradoxale et prodigieuse » [1957]

 

Nous avions exhumé l’article de Lucien Rebatet paru à la sortie de D’un château l’autre. Voici celui de Robert Poulet qui évoque, dans l’introduction, la polémique née au sein de la rédaction de l’hebdomadaire Rivarol.

 

Dans les circonstances difficiles, il vaut mieux être tout à fait clair et tout à fait franc. J’ai lu, comme tout le monde, l’interview que Louis-Ferdinand Céline a donnée à L’Express le mois dernier. J’y ai retrouvé, ni plus ni moins, le ton, l’humeur, les dispositions qui ont toujours distingué l’auteur du Voyage au bout de la nuit. Avec les mêmes facéties truculentes, les mêmes défis burlesques, la même affectation de platitude et de grossièreté, qu’il mettait déjà dans ses discours au temps glorieux de ses débuts, et qui comme alors enveloppent bel et bien une extraordinaire hardiesse de pensée et d’expression... En ayant l’air de se moquer de tout et de lui-même, Bardamu vient d’asséner à ses adversaires qui avaient pensé cette fois le prendre au piège, des vérités comme aucune oreille française n’en a encore entendu depuis dix ans. Et les artificieux propos de Mme Françoise Giroud ¹ ne parvenaient pas une seconde à couvrir cette voix qui porte, jusque dans le registre le plus contenu, quand Céline joue, avec des intonations redoutables, la scène de l’esclave rebelle et puni : du Plaute tranposé dans ce siècle sans élites ; un morceau plus que remarquable, et où l’on ne découvre, mon cher Pierre-Antoine Cousteau, pas un atome de reniement ².

 

   À celui qui ne fut jamais d’aucun clan, et qui se définit justement par cette autonomie totale, qui va jusqu’à la manie, jusqu’à la furie, on ne saurait demander de respecter la « loi du clan » – à laquelle je ne crois pas, quant à moi. Je n’ai de considération que pour la probité individuelle, pour l’amitié, pour la solidarité du malheur, qui est une question de sentiment. Il ne me paraît pas du tout qu’en l’occurrence le persécuté Céline, le méconnu Céline ait enfreint ces règles de pure hygiène morale. Celles-ci ne sauraient exiger qu’un écrivain de vigoureux tempérament cesse de se manifester sous l’aspect qui répond en lui à des nécessités quasi constitutionnelles.

 

L’œuvre et l’outil

 

  Depuis vingt-cinq ans tout juste, l’auteur de Normance a toujours réussi à conjuguer le profond sérieux, qui se dissimule dans son œuvre et dans sa vie, et qui s’y approfondit encore en pathétique, avec la nature orageuse et volcanique de son art ; et aussi avec l’impatience irritée, le besoin de scandale et de contradiction, qu’excite chez lui – c’est sa vocation particulière – la soif de vérité, de pureté, de justice. Dès le commencement, on a reconnu dans cet anarchiste aux visions obscènes, aux propos blasphématoires, un défenseur déçu et meurtri de la tradition. Cet iconoclaste garde en lui le regret des « bonnes façons de vivre ». Sa manière de servir le beau et le vrai, c’est de s’insurger aveuglément contre toutes les impostures qui en tiennent lieu, dans une société faussée à la base ; de s’insurger sans réserve, sans mesure, comme il convient à l’indignation et à la déréliction. Et, comme les choses qu’il faut bafouer ont pris l’aspect des usages et des lois, l’insurrection célinienne s’ouvre par une explosion de délire subversif.

 

   Les révolutionnaires professionnels n’en sont pas encore revenus, d’avoir vu naguère cet isolé, ce vagabond de la pensée, battre une fois pour toutes les records de négation, de destruction, de malédiction qu’ils pensaient avoir établis depuis cent ans, et qui, par comparaison avec la terrible et naïve « table rase » où s’installe Bardamu, paraissent les fruits d’une timidité ridicule. Personne n’avait jamais poussé la dérision de tout aussi loin que le petit médecin de banlieue, mal embouché, sorti d’on ne sait quels remous coloniaux, maritimes, internationaux, populaires, et qui surgit un matin de 1931 sur la scène de Paris.

 

   Dès ses premiers mots, il montra ce que peut être, réellement, un contempteur du monde moderne. Du coup on vit les mœurs, les usages, la sensibilité, le langage même, chanceler sur leurs bases. D’autant que le novateur s’était fabriqué l’outil qu’il fallait ; un style comme on n’en avait jamais vu nulle part, fait d’argot décanté, qu’entrecoupent des  soupirs,   des  haussements d’épaules ; le mouvement d’un discoureur de bistrot qui crache de mépris entre deux onomatopées ou qui a des renvois de vin bourru ; rythme essentiellement vulgaire, qui soutient une émotion parfaitement indépendante, parfaitement aberrante, mais d’une secrète noblesse.

 

Le génie deux fois escamoté

 

  Le miracle se reproduisit, en plus éclatant encore, avec Mort à crédit. Seulement, déjà la tourbe des imitateurs s’était jetée sur le pur produit du célinisme. Dès avant la guerre, les sous-Céline pullulaient ; et maintenant il en est qui n’ont jamais lu leur modèle, qui n’ont jamais entendu prononcer son nom, ayant trouvé leur provende chez des épigones et des caudataires qui l’avaient pesamment remâchée ; et prospérant en outre dans une atmosphère intellectuelle que régit la conspiration du silence, au détriment de « l’auteur le plus original qui soit apparu en Europe depuis un siècle » (dixit Middleton Murry) ³.

 

   Que reprochent à Céline les critiques qui pendant deux lustres l’ont supprimé de l’histoire littéraire, exclu de la vie littéraire, jeté moralement dans des oubliettes aussi profondes que celles dans lesquelles le grand écrivain languit au Danemark, pour avoir « vendu les plans de la Ligne Maginot » (ô alliance de la méchanceté et de la sottise, dont Hamlet devait rire amèrement à Elseneur, distante d’une portée de mitraillette) ? Ils lui reprochent (au nom d’un principe né de la guerre) d’avoir écrit des pamphlets contre les Juifs avant la guerre.

 

   L’extravagance furibarde de Bagatelles pour un massacre et des Beaux draps avait sa source – c’est visible pour qui étudie de sang-froid ces pages pleines de divagations, d’imprudences, de méprises monumentales, pêle-mêle avec quelques beautés sulfureuses – dans l’angoisse que la vue trop exacte des hécatombes imminentes, voulues par les uns, acceptées par les autres, inspirait à un homme dont la pensée première, la définition initiale est l’horreur des maux évitables, avec la rage de crier cette horreur, fût-ce dans la confusion extrême qui accompagne les grandes crises de prophétisme.

 

   Quoi qu’il en soit, l’événement Céline, pour des motifs qui ne tenaient pas à la littérature, et même qui ne se rattachaient pas aux idées de résistance et de collaboration, étrangères à ce j’men-fichiste fabuleux, à ce parangon d’anarchie, disparut d’une époque qui, sans lui, se révélait inexplicable. La jeunesse française ignore le romancier contemporain dont l’attitude, l’esprit, le vocabulaire, répondent le mieux au chaos mental et moral dans lequel elle se complaît, se raccrochant à des interprètes beaucoup moins qualifiés, beaucoup moins expressifs – et surtout beaucoup moins libres.

 

Quelques petites choses

 

   Aux hommes de lettres « engagés », auxquels la nouvelle génération  a  un  moment prêté l’oreille, faute de mieux, la révélation célinienne oppose, au contraire, le spectacle d’une âme soucieuse de se dégager à fond, de se dégager de tout, pour avoir senti soudain que toutes les contraintes sociales, avec les doctrines et les institutions dont elles découlent, étaient en train d’appesantir sur l’Occidental du XXème siècle une énorme chape de mensonge, faits de la corruption et de la falsification du patrimoine humain. Procédant du même état d’âme, le Voyage fit le même bruit d’écroulement que le dernier effort de Samson. Si les jouisseurs du désordre, les adorateurs de l’absurde, étaient conséquents avec eux-mêmes, ils se tourneraient de ce côté, pour voir enfin sortir de la terre, au milieu des décombres que Louis-Ferdinand Céline remue avec de sanglants sarcasmes, la pousse verte du naturel, en attendant la fleur de la charité, que n’ont pas étouffée toute cette colère et toute cette haine.

 

   S’il y a dans ce temps-ci un écrivain qui l’exprime en plein, et qui même anticipe sur le temps à venir, avec des mots que sans doute on ne comprendra tout à fait qu’au-delà des effondrements qui y conduisent, c’est bien celui-ci, dont pourtant la plupart de nos successeurs n’ont aucune idée par la faute des témoins prévenus et des serviteurs infidèles de la littérature.

 

   Ils tablèrent d’abord sur l’absence du personnage, puis sur son affaiblissement. Depuis son retour en France, l’auteur de L’Église a publié trois livres, dont les deux premiers, malgré des passages étonnants, que lui seul pouvait écrire, avaient quelque chose de blessé, un souffle rauque de grabataire ; un creux s’ouvrait au cœur de cette élocution toujours abondante et puissante. Puis, il y eut les Entretiens avec le professeur Y, où s’étirait et se gonflait une pugnacité convalescente. Mais voici D’un château l’autre. Et nul ne peut nier que le grand Céline soit revenu.

 

   C’est si vrai que les chevaliers de la distraction calculée, les spécialistes de la bouche en cul-de-poule et de la mine-de-rien ont compris qu’il fallait changer de tactique. Du moment qu’on renonçait à faire comme si l’homme et l’œuvre étaient morts ou mieux, n’avaient jamais existé, il n’y avait pas de moyen terme : il fallait se précipiter à leur rencontre. Ainsi s’explique le tumulte exceptionnel qui s’est élevé dans la presse depuis trois semaines. Tout d’un coup, le réprouvé, le maudit, l’intouchable, est devenu l’un des thèmes majeurs de la publicité journalistique, l’un des bouffons favoris que ses organisateurs proposent au public. Et ainsi, tout en jouant les Frontins et les Scapins, au commandement et conformément à sa pente, Céline a-t-il pu se débarrasser de deux ou trois petites choses qu’il avait sur le cœur...

 

Une réalité seconde

 

   Passons outre à ces numéros de cirque, mais d’un cirque sur lequel plane un drame. Et arrêtons-nous devant le livre qui a provoqué la rentrée du clown (voir les conséquences du fait dans un célèbre conte d’Edgar Poe 4 ).

 

   On sait que les romans céliniens sont toujours tirés d’une réalité interprétée et transverbérée à laquelle s’applique le martèlement du verbe, dont les coups rapides et répétés finissent par forger une réalité seconde, chargée de poésie frénétique et sarcastique, avec une épouvante au bout. Cette fois, c’est sur ses souvenirs d’Allemagne – où il dut fuir en 1944, menacé de mort, sans nul motif – que l’auteur a travaillé. Il en résulte que, par exemple, on voit surgir à Sigmaringen une image du Maréchal Pétain, une image de Pierre Laval, et beaucoup d’autres images dont chacune a l’air d’être quelqu’un, de porter un nom. Purs cauchemars, où naturellement n’interviennent aucune des délicatesses ou des précautions que l’auteur a toujours instinctivement méprisées, à tort ou à raison, ne trouvant son maximum d’expressivité que dans l’irrespect intégral. Néanmoins, je défie bien les esprits les plus mal disposés de retirer d’un tel tableau une idée amoindrie des personnes qu’il met en scène.

 

   Cela éclate surtout aux yeux de ceux qui prennent la peine de lire jusqu’au bout ces trois cent cinquante  pages  à  la  température d’ébullition. Il en sera récompensé par des plaisirs, par des surprises, dont les lecteurs des romans à la mode, si infirmes, si timorés sous leur masque de fausses audaces, ont perdu l’habitude. Il y a, notamment, une hallucination au bord de la Seine, qui rappelle dans le féerique et dans l’effrayant la fameuse « galère » du Voyage, et laisse loin derrière elle les plus échevelés pensums surréalistes. Il y a l’errance en chemin de fer. Il y a l’écriture, qui est encore plus divisée qu’avant ; ce n’est plus qu’un halètement musical, comme dans les premiers Stravinsky. Il y a cette gaieté paradoxale et prodigieuse, où entrent des éléments enfantins, des éléments jupitériens, à mi-chemin entre le petit garçon qui faisait des niches à ses copains en poussant dans Paris la voiture de sa mère dentellière, et le démiurge qui se moque de sa création au moment de la détruire. 

 

   En ce cas, le monde finirait par un cri de désespoir, qui ressemblerait furieusement à un cri de joie. C’est pourquoi l’on peut croire qu’au fin fond de la dissolution universelle à la Céline, il y a un noyau de santé. Puisse-t-il en tirer tout le suc, le cher homme !

 

   En attendant, voici son bouquin. Le troisième de sa main qui ait chance de défier les siècles. Citez-moi seulement une dizaine de contemporains, dans les trois générations, qui puissent en dire autant !

 

Robert POULET

(Rivarol, 4 juillet 1957)

 

 

Notes

 

1. C’est François Giroud qui avait rédigé le chapeau rédactionnel de cette interview paru dans L’Express (14 juin 1957) sous le titre « Voyage au bout de la haine ».

2. Poulet répond ici à l’article de P.-A. Cousteau paru dans Lectures françaises (juillet-août 1957) sous le titre « Fantôme à vendre ».

3. John Middleton Murry (1889-1957), critique littéraire anglais, époux de Katherine Mansfield.

4. « La Barrique d’amontillado », avec son personnage tragique de Fortunato.

jeudi, 12 mars 2009

Entretien avec Robert Poulet

Entretien familier avec Robert Poulet :
romancier de l'invisible et moraliste sans illusion
Ex: http://robertpoulet.chez.com
À 88 ans, Robert Poulet est assurément le doyen des critiques littéraires de langue française. Ce liègeois, aujourd'hui exilé à Paris et fort content d'y être, a également produit une importante œuvre romanesque, ainsi que divers essais polémiques. À l'occasion de l'édition revue et corrigée de son roman "Prélude à l'Apocalypse", paru fin 1944, nous avons souhaité le rencontrer.
Il nous reçoit dans son bureau envahi par les livres : ceux qu'il a lus et ceux qu'il doit encore lire et dont il assurera prochainement la critique. L'œil vif et souvent malicieux, cet alerte octogénaire parle un français irréprochable, qui ne surprend pas le lecteur de son œuvre, tout empreinte de rigueur et de clarté.
 
Un certain Marcel Proust
 
- Quel jugement rétrospectif portez-vous sur votre carrière de critique ?
 
- Je l'ai commencée en 1913. J'était alors étudiant à la Faculté des Mines de l'université de Liège et je donnais des petits articles à un journal qui s'appellait "L'Etudiant libéral". Récemment, j'ai retrouvé un de ces articles : il était consacré à un écrivain alors complètement inconnu, et dont le livre m'avait paru à la fois curieux et intéressant. J'avais donc écrit un article ridicule, comme on en fait à cet âge là mais dans lequel j'affirmais que c'était là un auteur à suivre, car profondément original. Le livre s'appelait "Du côté de chez Swann" et était dû à un certain Marcel Proust. Ce n'était pas mal débuter, pour un critique. Ensuite, la guerre est arrivée. Puis, j'ai entamé une brève carrière de scénariste et d'assistant-metteur en scène, au cours de laquelle je donnais aussi des articles à des revues d'avant-garde. C'est ainsi que ma carrière de critique s'est amorcée. Le jour où je suis devenu un écrivain, je me suis rapidement aperçu qu'on ne pouvais pas être que cela et j'ai donc choisi, dans le journalisme - outre la rubrique politique, par devoir de conscience - la critique littéraire, c'est-à-dire ce qui se rapproche le plus du métier d'écrivain. Pendant la seconde guerre mondiale, j'ai poursuivi assidûment cette activité, et ce, non seulement dans les journaux belges. En prison, j'ai continué à écrire. Je suis un être qui continuent volontiers !... Après, je suis rentré en France et j'ai été obligé, pour vivre, de poursuivre mon activité d'aristarque, dont je vous dirai, au risque de vous surprendre, qu'elle m'assomme. Mais on peut à la fois s'ennuyer et être honnête. À partir du moment où l'on accepte de faire ce métier-là, il faut le faire convenablement. Là, je puis constater avec satisfaction que durant cette longue période, soit depuis près de septant ans, je n'ai "raté" rien d'important, et que, d'autre part, les découvertes que j'ai eu la chance de faire se sont révélées presque toutes authentiques.
 
- En marge de votre œuvre critique, vous avez composé une œuvre romanesque que vous qualifiez vous-même d' "itinéraire du visible vers l'invisible".
 
- Oui. Le jour où je suis devenu romancier, c'est-à-dire lors de la publication d' "Handji", j'ai compris que le roman n'avait d'intérêt pour moi que s'il apportait une découverte importante dans la distribution des sentiments et des idées à l'intérieur de l'homme. Pour moi, tout s'est ordonné dans mon esprit en fonction d'une image qui m'est apparue avec grande force vers l'âge de douze ans, et qui était que le monde n'existe pas. Cela signifie que nous sommes devant une vision de notre esprit, occupés à rêver une aventure qui n'est pas tout-à-fait réelle. Derrière cette aventure, il y a une autre vérité, incomparablement supérieure, d'une autre nature. Pour moi, le roman consiste donc à partir de la réalité apparente pour essayer d'arriver à la "réalité réelle". Dans tous mes romans, j'ai donc cherché des chemins pour aller de l'une à l'autre, et chaque fois, en saisissant des occasions. Dans "Handji", c'est la solitude passionnée. Dans "Les Sources de la vie", c'est le contact avec l'humanité primitive.
 
Une espèce de suicide de l'humanité
 
- Dans "Préluse à l'Apocalypse", c'est le contact avec la fin du monde ?
 
- En effet. Il s'agit de savoir comment le monde pourrait passer de la sensibilité vulgaire, la plus plate (je l'ai, exprès, placée aussi bas que possible) au sentiment de la dissolution dans un autre univers. Il s'agit donc d'aller de ce qui semble être à ce qui est réellement, par l'intermédiaire des catastrophes. Dites-vous que ce livre a été écrit en 1943, c'est-à-dire à une époque où personne n'avait encore pleinement vu ce à quoi la sottise et la méchanceté des hommes peuvent aboutir lorsqu'elles sont déchaînées. L'idée d'une espèce de suicide de l'humanité pouvait traverser l'esprit. Avant même la révélation décisive de la bombe atomique. Aujourd'hui, nous avons de nouvelles raisons de nous ancrer dans une telle conception...
 
- "Prélude à l'Apocalypse", c'était, en quelque sorte, de la littérature fantastique ?
 
- Oui, mais je n'aime pas cette appellation car le fantastique consiste à s'installer dans une réalité différente. Or, moi, je ne m'y installe pas, je m'y dirige. Et, fatalement, je n'y arrive pas. Pour autant que l'on puisse le dire soi-même, "Les ténèbres" me semblent, à cet égard, le plus caractéristique de mes romans. Je m'y suis fixé pour tâche de partir de la vie pour arriver à la mort sans que le lecteur ni le héros ne s'aperçoivent du passage. Mais "Les Ténèbres" débouchent dans un tunnel où l'obscurité se fait de plus en plus profonde. C'est dire que je n'en ai pas atteint le bout. Je ne puis d'ailleurs pas le découvrir, ce bout. Cela supposerait que j'aie des vues sur un au-delà que j'ignore et que je n'appréhende - très fermement - que par la foi religieuse.
 
- Précisement, l'aspect religieux est fondamental dans votre œuvre. Dans "Prélude à l'Apocalypse", on trouve d'ailleurs plus d'une correspondance avec l' "Apocalypse" de Saint-Jean, dont on rejoint même le texte, à la fin du roman.
 
- C'est parce que j'ai cherché des références dans les connaissances que l'on peut avoir de l'apocalypse humaine. On trouve très peu de ces éclaircissements dans la littérature universelle. Le texte de Saint-Jean en est un mais c'est une référence trompeuse et littérairement peu efficace car elle s'articule sur des allusions devenues incompréhensibles. Cela étant, je crois tout de même être parvenu à poser des jalons, où un peu de cette réalité différente, que l' "Apocalypse" de Saint-Jean paraît décrire, s'insinue dans la réalité tout court, qui est obscurcie aujourd'hui par le rationalisme, le raidissement et l'appauvrissement de la pensée moderne.
 
Un pessimisme gai
 
- Vos essais sont sans doute plus connus que vos romans. Parmi ces essais figure la fameuse trilogie "Contre l'amour", "Contre la jeunesse" et "Contre la plèbe". Les titres de ces pamphlets ont permis à vos détracteurs de vous taxer abusivement de négativisme. Or il s'agit bien du contraire.
 
- Bien sûr. Il va de soi que ces "contre" sont, en réalité, des "pour". En tant que moraliste, il s'agissait pour moi de détruire ce qui est faux pour arriver à ce qui est vrai. Si j'avais, par exemple, écrit un livre intitulé "Pour l'amour conjugal", il est bien clair qu'il n'aurait guère attiré l'attention des gens. Il fallait abattre la muraille pour voir ce qui était derrière. Il en va de même pour "Contre la jeunesse", qui est, en fait, une apologie de la maturité, pour "Contre la plèbe", qui se ramène à l'illustration et la défense de la qualité humaine. C'est à cela que j'ai voulu arriver. Je suis en train d'écrire actuellement un petit "Traité de misanthropie bien tempérée". L'idée du misanthrope qui explique comment il faut procéder pour être méchant à bon escient; cela a l'air très négatif mais je sais déjà que le dernier mot de ce livre sera le mot "charité". Comme vous voyez, ce sera une fois de plus un "contre" qui se transforme en "pour".
 
- Vous vous considérez vous-même comme un "pessimiste gai". Qu'entendez-vous par là ?
 
- Il y a l'idée qu'on se fait de l'homme, de la nature humaine, et puis, il y a l'idée qu'on se fait de la vie. Ce sont deux choses différentes. La connaissance que j'ai des hommes se fonde sur une expérience complète. Je crois qu'il n'y a pas beaucoup d'écrivains qui aient eu l'occasion, comme je l'ai eue, de vivre dans des milieux aussi différents. J'ai été tour à tour paysan, ouvrier, soldat, prisonnier, forçat, et j'ai parcouru le monde entier. Bref, je crois être parvenu à savoir ce qu'est l'homme tel qu'il s'est présenté au bout d'un certain développement de sa race et de son espèce. J'ai résumé cela, un peu sommairement, en disant que "l'homme est une sale bête". Au fond, il est presque impossible de supporter sans agacement un autre être vivant, sauf sous le couvert d'un miracle extraordinaire qui s'appelle l'amour véritable et qui se confond, à des degrés divers, avec l'amour conjugal. C'est un de mes étonnements et de mes éblouissements les plus constants. Que l'extraordinaire égoïsme dont tout homme est pétri puisse s'ouvrir, ne serait-ce que pour un seul être, à côté de lui, c'est quelque chose de merveilleux. Je dis parfois, en plaisantant, qu'il y a beaucoup de défauts dans la création, mais que l'invention du mariage les compense tous. Ma constation est aussi celle-ci : d'une part, l'homme est une sale bête mais d'autre part il n'existe pas d'homme qui ne gagne à être connu. C'est cela que j'appelle mon pessimisme. En face de ça, il y a l'idée qu'on se fait de la vie. Récemment, je me suis aperçu, avec une certaine satisfaction, que parmi tous les livres que j'ai écrits, il y en a un bon tiers qui finissent par le mot "vie". Cela m'a frappé. Mon amour de la vie, l'extrême bonheur que j'éprouve chaque matin à me retrouver plongé dans cette aventure, se sont projetés, comme malgré moi, jusque dans mes ouvrages les plus sombres. Il y a trois ans, j'ai été très gravement malade. J'ai compris que ma substance physique en avait assez. Je puis improviser le dialogue qui s'est alors engagé entre la carcasse de Robert Poulet et Robert Poulet lui-même. La carcasse disait : "Ça suffit, laisse-moi tranquille maintenant. Je suis fatigué." Eh bien, Robert Poulet n'était pas d'accord et répondait : "Mais non, pas du tout, c'est trop intéressant. Il y a encore quelques découvertes à faire et quelques joies à éprouver". C'est ainsi que j'ai fait l'effort nécessaire pour franchir cet obstacle-là, après beaucoup d'autres.
 
Le moment de bonheur de Céline
 
- Au cours de votre vie, vous avez eu la chance de rencontrer les plus grands écrivains de ce siècle. Vous fûtes notamment l'ami de Céline.
 
- Oui, je l'ai connu dès 1931, c'est-à-dire avant la révélation du "Voyage au bout de la nuit". Le Céline de cette époque était un personnage bien différent de celui des dernières années de sa vie. Il était alors joyeux, sarcastique, fort porté sur le jupon et très préoccupé de ne pas gâcher sa carrière médical. Il avait aussi un côté gandin. Certes, il ne s'habillait pas comme une gravure de modes mais il surveillait sa toilette d'assez près. L'athlète tiré à quatre épingles ne ressemble évidemment en rien au fantôme dépenaillé que j'ai vu revenir du Danemark quelques années plus tard. Que voulez-vous : il avait peur. Le personnage de Céline était la superposition d'une extrême audace d'imagination et d'une couardise physique à peu près illimitée.
 
- Sauf en 1914, tout de même !
 
- Vous savez, tout le monde est courageux pendant deux ou trois jours. Mais je ne veux pas diminuer les mérites guerriers de Céline, que j'ai aimé vraiment plus que l'on aime un ami ordinaire, c'est-à-dire avec une indulgence et une tendresse particulières. Je suis aussi le seul de ses amis qu'il n'ait pas un jour insulté, fichu à la porte et traité de tous les noms. Jamais il n'a osé. Il savait que, s'il eût dit la moindre chose blessante, il ne m'aurait jamais revu. Dans "Rigodon", roman posthume paru en 1969, il y a quelques pages fielleuses, et d'ailleurs absurdes, à mon égard. Elles ne m'ont évidemment pas fait plaisir. Je les ai pardonnées à sa mémoire. Ce qui était extraordinaire, c'était de le voir travailler. Je ne l'ai jamais vu aussi heureux que lorsqu'il écrivait. Pourtant, ce genre de bonheur faisait froid dans le dos. Voir Céline travailler, c'était assister au supplice des cent mille plaies. Spectacle atroce. Il s'arrachait les mots les uns après les autres comme si c'étaient des morceaux de chair. Mais il était heureux... De temps en temps, il me lisait la page qu'il avait écrite, et il avait alors son moment de bonheur.
 
- Vous avez bien connu Montherlant également...
 
- Nous nous voyions de loin en loin, mais très volontiers, de 1935 jusqu'à la fin de sa vie. Nous avons dîné ensemble quinze jours avant son suicide. Il m'a d'ailleurs, à ce moment-là, laissé entendre quelles étaient ses intentions et m'a dit des choses que je n'ai jamais écrites car cela aurait pu déformer l'idée qu'il voulait laisser de lui et qui était peut-être la vraie. Cependant, entre Montherlant et moi, ce n'était pas une véritable amitié car il n'était l'ami de personne. Plutôt une familiarité, un compagnonnage agréable, qui n'a pas engagé mon cœur comme ce fut le cas avec Céline, Drieu La Rochelle ou Brasillach, qui furent, pour moi, de véritables amis. Cela aussi, c'est un miracle.
 
Propos recueillis par
Marc Laudelout
Le Nouvel Europe-Magazine, n° 143, mai 1982
 
 

mercredi, 17 décembre 2008

Robert Poulet

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Robert Poulet

trouvé sur : http://archaion.hautetfort.com

Auteur en 2003 d'une monumentale biographie de Robert Poulet (1893-1989), l'historien et éditeur Jean-Marie Delaunois a eu l'excellente idée d'en proposer une version abrégée qui permet au lecteur de se forger une opinion sur cet homme ô combien paradoxal. Il a dépouillé une imposante documentation, souvent inédite (notamment L’Oiseau des tempêtes, les mémoires de Robert Poulet) et rencontré tous les témoins de ce parcours si singulier, de la gloire à l’exil. Delaunois étudie le cas Robert Poulet dans toutes ses dimensions : esthétiques (du dadaïsme juvénile au classicisme de la maturité), éthiques (des dérives des années 20 au rigorisme catholique), politiques (du " fascisme occidental " à l’anarchisme de droite), etc.

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Né à Liège dans la bourgeoisie catholique, Robert Poulet aura tout connu au long de son existence: les études d'ingénieur des Mines, la découverte de Wagner à 18 ans, le front des Flandres où il gagne ses galons d'officier au mérite, la vie de bohème dans la France des années 20, le cinéma  muet comme acteur et scénariste (il participe au tournage du Napoléon d'Abel Gance), les milieux littéraires où il fait une entrée fracassante avec Handji (1931), un roman remarqué par les plus grands. Cet anarchiste de tempérament, ulcéré comme beaucoup d'anciens de la Grande Guerre (ses futurs amis Drieu et Montherlant par exemple) par la crise des années 30, fréquente alors ces non conformistes qui tentent de concilier tradition et révolution dans le but d'enrayer le déclin. De poète exalté, il se métamorphose en conseiller du prince, tout aussi exalté mais dans un monde qui bannit toute naïveté. Or, Poulet, comme le montre bien Delaunois, est tout sauf un esprit pragmatique. Aveuglé par un ahurissant complexe de supériorité comme nombre de génies (car Poulet fut un génie… littéraire), l'écrivain se veut théoricien d'un ordre nouveau. Il donne des leçons à gauche et surtout à droite, rompt des lances en faveur de la neutralité belge après Munich, bref il s'engage sur une voie minée au risque d'être manipulé. Après la défaite, il se trouve, en compagnie du très ambigu P. Colin, à la tête du Nouveau Journal par "devoir de présence", pour le "moindre mal", dans le cadre d'une collaboration conditionnelle, certainement non vénale et ce jusqu'en 1943, quand Degrelle, par pur opportunisme, proclame la germanité des Wallons, mettant ainsi fin aux illusions. Robert Poulet, qui incarna en Belgique la figure du non-conformiste des années 30, voulut, d’écrivain pauvre, devenir maître à penser d’une sorte de révolution nationale à la belge. Rallié à une collaboration conditionnelle, à ce qu’un grand résistant a nommé un "patriotisme collaborateur", Poulet se crut, un peu naïvement sans doute, l’homme du roi Léopold III, et l’élément central d’une politique de présence face aux Allemands. On pense à Drieu, le rêveur qui se voulut homme d’action, mais Poulet était, lui, un cérébral pur, dévoré d’orgueil, perdu dans des nuées fanatiquement préférées au réel.

 

Poulet s'est-il lancé dans cette aventure avec les encouragements du comte Capelle, conseiller du Souverain? Il l'affirmera une fois condamné à mort en 1945, entrant à son corps défendant dans l'Affaire royale, où son cas est instrumentalisé par les ennemis de Léopold III. Un paradoxe de plus: méprisé sous l'Occupation par les amis du Grand Reich comme par la Résistance, ce littéraire qui s'est cru homme de pouvoir découvre les dures lois de la Realpolitik, ce monarchiste renforce la clique hostile au Roi; bref, Poulet s'enlise dans un bourbier presque mortel, car le Régent avait signé son arrêt de mort. Le déclenchement de l'Affaire qui porte son nom le sauve du poteau et, en 1951, il est conduit à Paris dans une voiture du Ministère de la Justice avec pour ordre de ne plus se manifester en Belgique. Exit Poulet? Nenni: à 57 ans, aidé par ses fidèles amis Hergé et Marceau, il se remet à publier sans trêve jusqu'à son dernier souffle, bâtissant une oeuvre puissante autant qu'originale, à rebours du siècle. Fracassant: le terme convient parfaitement à ce personnage ambivalent… et fracassé, car jamais Poulet ne digérera ce qu'il estime être une injustice majeure. En témoigne une stupéfiante lettre à Baudouin Ier. Delaunois pose à ce sujet des questions pertinentes: la justice de l'été 45 fut-elle sereine et impartiale? Pouvait-on sérieusement accuser Poulet d'avoir voulu nuire méchamment au pays? Sa conduite, dictée par un orgueil démesuré, valait-elle douze balles au petit matin? A-t-il vraiment trahi? Loin de céder à la tentation commode de l'anachronisme moralisateur, J.-M. Delaunois rend bien la complexité du personnage, écrivain majeur, immense critique, mais piètre politique. 

 

Christopher Gérard

 

Jean-Marie Delaunois, Robert Poulet, Pardès, coll. Qui suis-je ? La biographie complète (540 pages) a été publiée en 2003 sous le titre, Dans la mêlée du XXème siècle. Robert Poulet, le corps étranger, aux  éditions De Krijger.

 

mercredi, 15 octobre 2008

Henry Bauchau dans la tourmente du XX siècle

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Henry Bauchau dans la tourmente du XXe siècle

Geneviève Duchenne, Vincent Dujardin et Myriam Watthee-Delmotte publient "Henry Bauchau dans la tourmente du XXe siècle. Configurations historiques et imaginaires" aux éditions Le Cri. 
Né en 1913, Henry Bauchau a traversé le siècle. Il ne publie son premier recueil poétique qu’en 1958. Pourtant, il y a un poète qui s’ignore dans le chroniqueur d’avant-guerre, dans le combattant de 1940, dans le citoyen engagé dans l’action sociale sous l’Occupation ; il y a un être d’action dissimulé dans l’écrivain. Ce sont ces deux pans de la vie de Bauchau qui sont abordés dans ce travail, fruit des efforts conjugués de deux historiens et d’une spécialiste de la littérature contemporaine. Le travail des premiers, – bâti sur la base d’archives pour une bonne part inédites –, trouve son prolongement naturel dans l’analyse de la seconde : aucun des deux objets, historique et imaginaire, n’est indépendant, et leur corrélation permet d’éclairer un parcours certes singulier, mais inscrit dans une dynamique générationnelle.

L'ouvrage sera lancé le jeudi 6 mars 2008 au Musée de Louvain-la-Neuve, lors du vernissage de l'exposition "L'atelier d'Henry Bauchau".

Ce qu'on en dit

"De quels chemins ombrés a surgi la vocation tardive d'Henry Bauchau et de quelle expérience, de quel traumatisme en l'occurrence, s'est nourrie la substance de ses livres ? Deux historiens, Geneviève Duchenne et Vincent Dujardin, tous deux historiens et professeurs à l'UCL, ainsi que Myriam Watthee-Delmotte, professeur de littérature à l'UCL et spécialiste de l'oeuvre d'Henry Bauchau, apportent à ces questions l'éclairage d'une enquête rigoureusement documentée à partir de lettres, d'archives, d'entretiens, de mémoires, de témoignages et faite dans un esprit de collaboration où, aux recherches des premiers, répond en écho l'analyse des textes de la troisième."

Monique Verdussen, "Bauchau avant Bauchau", La Libre Belgique, 18 avril 2008 (article accessible via le site de La Libre)

SYNERGIES EUROPEENNES - Ecole des cadres/Wallonie - Lectures - Octobre 2008